XVII
A LA LOYALE

Bolitho enjamba quelques filins qui traînaient sur la dunette et se dirigea vers le bord au vent. La frégate française s’était rapprochée, mais elle avait réduit la toile, donnant l’impression de ne pas trop savoir que faire. Il estima sa distance à un demi-mille par le travers tribord.

Il entendait des hommes qui se tramaient derrière lui, sur le pont, à croire que presque tout l’équipage avait été subitement frappé d’infirmité.

Il fallait à tout prix mettre aux postes de combat, mais sans que transpirât cette agitation de fourmilière qui eût renseigné au premier coup d’œil les vigies françaises.

Keen était en train de donner ses ordres au maître bosco :

— Vous attendrez le début de l’engagement pour envoyer vos hommes gréer les chaînes de vergue.

Le gros Harry Rooke marmonna une espèce de réponse inintelligible et Keen le rabroua sèchement :

— Nous n’avons pas le choix, mon cher. Un imbécile qui fait un geste de trop et nous nous ferons bouffer par les petits poissons avant la nuit !

Il se retourna et surprit Bolitho qui l’observait.

— Mr. Quantock est émerveillé par son dernier résultat, amiral ! Vingt minutes pour mettre aux postes de combat ! – cette esquisse de plaisanterie ayant eu l’air de le calmer, il ajouta :

Quels sont vos ordres pour cette journée qui restera dans les mémoires, amiral ?

— Nous allons changer de cap dans quelques instants, lui expliqua Bolitho, et abattrons de trois rhumbs. Je fais l’hypothèse que la frégate va réduire la distance pour prendre poste par le travers. Mais elle sera alors beaucoup plus près.

Si seulement son cœur voulait bien se calmer, qu’on ne devinât pas sa tension au seul son de sa voix !

Keen se tourna vers la frégate, dont la pyramide de toile était désormais fortement réduite.

— Elle est toute neuve, comme le troisième rang[3]. Sans doute pour impressionner les Américains – il avait du mal à cacher son amertume. Ce n’est pas ce qu’ont choisi de faire ces messieurs de chez nous en envoyant ce soixante-quatre presque bon à réformer !

Bolitho s’avança vers la lisse pour inspecter le pont et les sombres dix-huit-livres. Les servants étaient dissimulés sous les passavants ou entassés contre leurs pièces avec leurs apparaux et leurs armes.

— Il faudra faire vite, Val. Le soixante-quatorze est encore loin sur notre arrière, mais il prendra tout son temps. Il va nous courir dessus dès que nous aurons dévoilé nos intentions.

Keen acquiesça. Il révisait dans sa tête la manœuvre à venir puis encore la suivante.

— Le troisième français est plus petit, Mr. Mountsteven pense qu’il s’agit d’une frégate de vingt-six. Si je me souviens bien, il s’agit de la Diane, une ancêtre à côté des deux autres.

Knocker retourna le sablier fixé près de l’habitacle et annonça :

— Paré, commandant.

— Faites passer la consigne à la batterie basse.

Keen, qui jetait un regard à la ronde, vit Allday qui montait de l’arrière. Il tenait le vieux sabre de Bolitho, et l’on pouvait penser que sa mine compassée ne servait qu’à masquer la souffrance que lui causait sa blessure.

Bolitho leva les bras pour le laisser lui fixer son sabre.

— Vous ne devriez pas porter ces épaulettes dorées aujourd’hui, amiral, lui glissa Allday – il haussa les épaules et eut un bref sourire. Mais, depuis le temps que je navigue avec vous, j’devrais savoir que c’est pas la peine de discutailler, pas vrai ?

Bolitho observait les voiles du français. Il aperçut un éclat de soleil, une lunette braquée sur eux depuis la hune de misaine. Ils risquaient d’un moment à l’autre de voir quelque chose de louche et de rappeler aux postes de combat. Il répondit à Allday :

— Prenez bien soin de vous. Pas de risques inutiles aujourd’hui !

Il lui prit le bras et deux des porteurs de poudre qui se trouvaient à côté se donnèrent des coups de coude. Ils en oubliaient l’ennemi, ils avaient le sentiment d’être mêlés à une part de leur intimité.

Allday le regarda, toujours aussi impassible.

— Ne m’insultez pas, amiral. Si ces salopards nous sautent dessus, i’vont me trouver, ça, y a pas d’doute !

Bolitho sourit :

— J’ai appris moi aussi qu’il valait mieux ne pas discutailler, mon vieux.

Il se retourna en entendant Keen dire :

— Ils font un signal à l’Argonaute, amiral !

L’aspirant Ferrier laissa retomber sa limette et expliqua :

— C’est un code, commandant.

— Changez de cap, ordonna Bolitho.

Les timoniers étaient parés ; la roue tourna aussitôt, des marins se précipitèrent pour réorienter les vergues et Knocker annonça :

— Abattu de trois quarts, commandant ! En route nordet quart nord !

Bolitho perçut immédiatement le changement. Le vent poussait désormais de toute sa force dans les voiles de l’Achate. Keen ordonna :

— Faites descendre Mr. Mountsteven de là-haut : j’ai bien failli l’oublier, celui-là.

— Le français change de route, commandant !

Bolitho retint son souffle : la puissante frégate venait d’un quart ou deux en direction de l’Achate tout en envoyant sa grand-voile et sa voile d’étai.

Keen tapa violemment du poing dans sa paume et s’exclama :

— Il nous remonte, amiral !

Un fusilier qui se rapprochait des hamacs en rampant laissa tomber un objet, ce qui fit s’emporter le sergent Saxton :

— Je vais t’écorcher vif si tu bouges encore une fois !

Bolitho observait toujours la frégate. Les embruns volaient par-dessus la guibre et le boute-hors. Si elle continuait de gagner ainsi sur eux, elle allait les frôler sur tribord, à moins d’une demi-encablure.

Il reprit sa lunette. Des visages tendus les regardaient de l’autre côté de l’eau, des visages qui lui donnèrent l’impression de venir on ne sait d’où, habitué qu’il était à ses têtes de tous les jours…

— Parés aux pièces !

Keen, les bras croisés, avait les yeux rivés sur l’ennemi. Dès que l’Achate changerait d’amure de nouveau, il dériverait fortement sous le vent. Mais cette manœuvre brutale le placerait au travers des bossoirs de la frégate. C’était maintenant ou jamais car, dans quelques minutes, les deux vaisseaux entreraient en collision une fois que l’Achate aurait commencé à virer.

— Du monde aux bras !

Bolitho serra son vieux sabre et le plaqua contre sa cuisse.

— Envoyez !

La grosse roue se mit à grincer, les timoniers se jetèrent de tout leur poids sur les manetons et les vergues commencèrent à pivoter. Deux pavillons montèrent au grand mât puis au mât d’artimon.

— Ouvrez les mantelets ! Et vivement ! En batterie !

Bolitho ne pouvait arracher ses yeux de la frégate et de la masse de toile et d’espars qu’il voyait grandir à mesure que le navire se dirigeait sur leur flanc.

Il entendit le son du clairon et n’eut aucun mal à se figurer la sauvage confusion qui devait régner à bord de la frégate en voyant soudain le navire qu’elle avait suivi faire volte-face pour devenir un vrai lion à l’accul, avoir ses canons en batterie chargés à la double et tous ses chefs de pièce concentrés sur leur cible.

— Quand vous voudrez ! cria Keen – il baissa brusquement le bras. Feu !

Bolitho crut tout d’abord qu’il avait trop tardé, qu’il n’aurait pas dû gaspiller un temps précieux à montrer son pavillon. Si les rôles avaient été inversés…

Il se recroquevilla au départ des dix-huit livres de la batterie haute qui partirent violemment au recul, tandis que, un pont plus bas, les gros vingt-quatre-livres faisaient trembler la coque de la quille à la pomme du mât.

Les hommes s’affairaient dans la fumée âcre qui s’échappait par les sabords pour se dissiper au-dessus des passavants. L’Achate avait lâché sa bordée face au vent.

À aussi faible distance, l’effet fut immédiat, dévastateur.

Le mât de misaine puis le mât de hune de la frégate vacillèrent sous la volée meurtrière des pièces chargées à la double. Ce fut ensuite le tour des espars, des voiles, qui se rejoignirent dans une avalanche, passèrent dans un bruit de tonnerre par-dessus les bossoirs et les flancs, projetant de grandes gerbes d’écume dans les airs et faisant pivoter la coque.

— Ecouvillonnez ! Chargez !

— Paré à virer, monsieur Quantock ! cria Keen.

Il n’eut pas besoin de préciser qu’il y avait urgence.

Barre dessous, l’Achate remonta dans le lit du vent. Bolitho se félicitait de ne pas porter davantage de toile. Avec un vent pareil, ils auraient couru gros risque de faire chapelle ou, pis encore, de démâter.

À tribord, les chefs de pièce levaient le bras l’un après l’autre, tandis que les canons pointaient la gueule aux sabords.

La frégate continuait de dériver sous le vent, entraînée par le poids des espars et des voiles, mais Bolitho ne s’y laissait pas prendre et savait ce qui risquait de se passer une fois qu’elle se serait débarrassée de ce fouillis à grands coups de hache.

— Le hunier ! Du monde aux bras ! Allez, bordez-moi ça ! Remuez-vous !

L’Achate virait toujours, la frégate surgit soudain entre ses bossoirs tribord comme si c’était elle qui avançait et non le petit deux-ponts.

Pour un observateur peu au fait de ces choses, le spectacle aurait ressemblé au chaos. Le bosco et ses hommes couraient le long des vergues, tandis que sous leurs pieds, le vaisseau donnait l’impression de pivoter autour de ses mâts, jusqu’à venir sous la poupe de l’ennemi.

— Batterie tribord ! Parés !

Keen avait levé le bras et ne cilla même pas lorsqu’un canon partit le long de la muraille de la frégate. Mais pour elle, il était déjà trop tard et, lorsque l’Achate fut à hauteur de son travers tribord, les pièces restèrent silencieuses, incapables qu’elles étaient de décaler suffisamment en gisement.

Bolitho vit un feu de mousqueterie partir de la poupe, auquel les tireurs d’élite de Dewar répliquèrent immédiatement.

Il ressentit comme un haut-le-cœur lorsque le boute-hors de l’Achate passa devant la poupe. On voyait les fenêtres briller, il réussit à lire un nom, La Capricieuse, écrit en lettres d’or sur le tableau.

La caronade tribord de l’Achate fit feu du gaillard d’avant, et tout l’arrière de l’ennemi sembla s’ouvrir comme un antre béant. Lorsque l’énorme boulet d’une caronade pénètre à l’intérieur d’une coque surpeuplée avec son plein de mitraille, il vous transforme un pont en abattoir.

Hommes, armes, safran, tout cela allait être soufflé et rendu inutilisable pour des heures.

Keen mit ses mains en porte-voix :

— Monsieur Quantock ! Envoyez les cacatois !

Il n’avait même pas besoin d’attendre le résultat et de constater les effets du tir de la caronade. La frégate était hors de combat.

L’Achate se dégagea pour reprendre le vent par le travers. À son bord, rien n’avait changé : pas une seule perte, pas une égratignure, pas un trou dans les voiles.

Bolitho escalada l’échelle de poupe et pointa sa lunette sur le soixante-quatorze. Même à cette distance, il paraissait terrible.

Il avait renvoyé de la toile et un pavillon de signal destiné à sa conserve flottait à une vergue.

Il entendit Knocker qui criait :

— En route est quart nordet, commandant !

Le français faisait cap au nordet. Ils étaient revenus en route de collision. Argonaute avait pourtant l’avantage du vent et tenterait sans doute de désemparer son adversaire en le démâtant ou en mettant à bas son gréement avec des boulets à chaînes tout en restant à bonne distance.

Bolitho dirigea sa lunette sur la frégate démâtée. Le traumatisme avait dû être terrible. Il se souvenait de l’époque où il était resté prisonnier en France : plus jamais cela, il en avait fait le vœu.

Keen le salua :

— Toutes les pièces sont chargées et parées, amiral – il leva les yeux vers les hauts. Mr. Rooke a même réussi à mettre en place les filets et les élingues.

Bolitho lui sourit.

— Je savais que cette manœuvre était assez risquée, Val.

Keen détourna son regard.

— Vous les avez avertis dans les règles. Cette fois-ci, ils n’en auront pas besoin.

Il fixait le soixante-quatorze, tout juste à un mille, tandis que la petite frégate s’éloignait de sa grosse conserve et tirait des bords sous son vent, afin de pouvoir se ruer sur l’Achate et l’attaquer d’une autre direction. Après avoir vu le sort de La Capricieuse, c’était peu probable qu’elle se risquât à se lancer immédiatement au combat.

Bolitho regardait lui aussi le vaisseau amiral français. L’instant de l’affrontement approchait, une tenaille lui serrait les reins. Il était tout neuf, puissant, bien armé. Mais l’Achate était plus agile et avait prouvé sa valeur des centaines de fois.

Keen réfléchissait tout haut.

— S’il se maintient à notre vent, amiral, nous ne réussirons pas à l’atteindre. Alors que lui peut se déplacer à sa guise ou tenter de tirer quelques coups longs qui risquent de nous causer de gros dégâts.

— Je suis d’accord avec vous.

Bolitho grimpa jusqu’aux filets et passa la tête par-dessus.

— Leur seconde frégate, la Diane : elle fait cap à l’ouest pour le moment, puis elle reviendra sur nous – il lui fit un sourire. Nous attraper par les chevilles.

Keen acquiesça.

— Et elle pourrait nous faire du mal si nous étions déjà aux prises avec l’Argonaute, amiral.

Bolitho redescendit.

— Dites-moi ce que vous en pensez. Ne pourrions-nous pas utiliser la Diane comme appât ?

Le regard de Keen s’éclaira :

— Vous voulez attaquer la frégate, amiral ?

Bolitho fit oui de la tête.

— Le contre-amiral Jobert est, à ce que je crois, un marin respectable. Je ne l’imagine pas rester à l’écart alors que sa dernière frégate est attaquée par un bâtiment de ligne !

Il leva la tête vers le soleil. Il ne s’était pas écoulé une heure depuis que la caronade, l’Écrabouilleur comme on l’appelait familièrement, avait brisé la résistance de la première frégate.

— Vous avez à bord un chef de pièce du nom de Crocker, je l’ai rencontré à la forteresse. Un individu assez terrifiant, mais, pour ce que j’en ai vu, un expert dans son domaine.

— Il est affecté à la batterie basse, amiral, répondit Keen. Je vais l’envoyer chercher.

Crocker arriva sur le tillac en abritant du soleil son œil encore valide. La lumière l’indisposait, lui qui sortait tout juste de la pénombre de l’entrepont. Le poing sur le front, il regarda Bolitho et attendit. Cette silhouette déformée jurait avec les fusiliers en tunique rouge qui se tenaient là.

— Je désire que vous vous occupiez personnellement des deux pièces de retraite, lui dit Bolitho. Nous allons bientôt avoir de la compagnie par ici, et, lorsque je vous en donnerai l’ordre, je veux que vous lui causiez suffisamment de dégâts pour que son amiral se fasse un peu de souci.

Crocker tordit encore le cou, si c’était possible, pour le regarder de son œil unique.

— Commandant ?

— Faites ce qu’on vous dit, Crocker, coupa Keen d’un ton las. Ce soixante-quatorze français va se rapprocher lorsque son amiral se rendra compte de ce qui se passe.

— Oh, si c’est ça Je vois, commandant !

— Prenez tous les hommes que vous voudrez, mais je veux faire exploser cette frégate.

Crocker découvrit ses dents ébréchées.

— Dieu soit loué, amiral, j’avais cru qu’vous m’parliez d’la p’tite !

Il s’éloigna en sautillant de son étrange démarche chaloupée et Keen conclut :

— Si nous laissons les Grenouilles s’approcher, ce vieux Crocker va leur faire une terreur d’enfer !

Bolitho desserra sa cravate et leva les yeux vers le ciel. Des mouettes planaient très haut au-dessus des vaisseaux aux prises, indifférentes à tout. Elles guettaient d’un œil froid les dépouilles qui allaient bientôt leur échoir.

Il songea à Belinda, aux vertes prairies qui descendaient en pente sous le château de Pendennis. C’était là sans doute qu’elle se postait pour observer les navires qui passaient. Il entendit Adam qui disait :

— Cela ne va pas être long.

Bolitho posa son regard sur lui. Avait-il peur soudain ? Se rebellait-il à l’idée de mourir si jeune ?

Mais le jeune officier surprit son regard :

— Je vais très bien, amiral. Je serai prêt.

— Je n’en ai jamais douté, lui répondit Bolitho en souriant. Allez, venez, Adam, nous allons faire quelques pas. Cela nous aidera à passer le temps.

C’est ainsi que les servants des pierriers et les fusiliers tireurs d’élite perchés dans les hunes purent voir leur amiral et son jeune aide de camp faire les cent pas sur la dunette. Leur ombre balayait les dos nus des canonniers qui attendaient près de leurs pièces avec leurs écouvillons et leurs charges de poudre.

L’aspirant Ferrier laissa retomber sa lunette pour la centième fois peut-être, les yeux usés à force d’observer le soixante-quatorze qui se rapprochait toujours. Il y avait encore si peu de temps, il ne pensait qu’à une chose : rentrer chez lui et passer ses examens pour devenir enseigne. Cette haute pyramide de toile, cette double rangée de canons qui luisaient au soleil comme des dents noirâtres, tout cela représentait pour lui la fin de ses espérances. À présent, ce qui le tracassait le plus, c’était de savoir s’il allait ou non supporter ce qui l’attendait.

Bolitho passa près de lui, en grande conversation avec son neveu, qui se mit à sourire à une remarque qu’il lui faisait. Lorsqu’il reprit sa lunette, toute sa peur s’était envolée.

Un pont plus bas, l’aspirant Owen Evans essayait de percer l’obscurité pour trouver l’enseigne de vaisseau Hallowes. Il avait sous sa responsabilité les vingt-six pièces qui se trouvaient là. Il courut lui transmettre le message du commandant.

Hallowes écouta, et répondit laconiquement :

— Mais sur ma tête, Walter, nous allons commencer par la frégate !

Son adjoint, le cinquième lieutenant, éclata de rire comme s’il n’avait jamais entendu de plaisanterie plus réjouissante.

Evans s’arrêta au pied de l’échelle. Il observa les pavois peints en rouge, la peau luisante des hommes postés près des sabords grands ouverts, sens aux aguets, le climat tendu. Tous avaient noué leur foulard sur les oreilles. Dans cet espace confiné, le rugissement des vingt-quatre-livres pouvait vous rendre sourd en quelques minutes.

Evans regarda sa main posée sur le vieux bois poli : elle tremblait et il n’y pouvait rien, comme si elle eût été soumise à une volonté autonome.

Le choc que lui causa cette impression lui fit lever les yeux vers le pont. Ce n’était plus comme avant, ce jour où il s’était tenu près de l’amiral alors qu’il voyait le vaisseau espagnol s’embraser après un combat féroce. Ni même lorsqu’il avait dû prendre le commandement de la chaloupe de l’Epervier. Non, cela n’avait rien à voir.

Des scènes fugitives repassaient devant lui. Sa fierté, son enthousiasme, lorsqu’il avait été accepté comme aspirant à bord d’une frégate jolie comme l’était l’Epervier. Son premier uniforme, confectionné avec tant d’amour par son propre père. Evans appartenait à une famille nombreuse, mais il était seul à avoir choisi la mer plutôt que le métier de tailleur.

Foord, le cinquième lieutenant, vit le jeune garçon hésiter près de l’échelle et cria d’un ton sec :

— Remue-toi, mon p’tit gars. Tu vas avoir des messages comme s’il en pleuvait dans pas longtemps !

Foord avait été aspirant à bord et n’avait que dix-neuf ans. Il ajouta en se radoucissant :

— Qu’y a-t-il, monsieur Evans ?

Evans le regardait droit dans les yeux.

— Rien, monsieur !

Mais tout en lui criait : « Je vais me faire tuer. Je vais mourir. »

Foord le regarda grimper l’échelle et poussa un grand soupir. Le garçon pensait sans doute à la fin du commandant Duncan.

Plus bas encore, sous les pieds de Foord, Tuson, le chirurgien, tournait lentement autour de sa table fabriquée maison. Il regardait l’assortiment de scies et de sondes, les bassins encore vides pour les « abattis », la lanière de cuir que l’on plaçait entre les dents du patient. Et la grande jarre de rhum, pour tenter de calmer les souffrances. Un peu plus loin, au-delà de la lueur dansante des lanternes qui tournoyaient, ses aides et les garçons étaient piqués là comme des vampires, attendant eux aussi la suite des événements, les mains enfouies sous leurs grands tabliers.

Tuson pénétra dans sa minuscule infirmerie et examina sans les voir les couchettes, les quarts pleins de rhum et de cognac. Il serra les poings, il avait la bouche sèche comme du carton en imaginant ce qu’il ressentirait s’il ingurgitait cette boisson.

Il entendit des pas à l’extérieur et aperçut le caporal Dobbs qui l’observait sans trop savoir que faire. Il était armé, baïonnette au canon. Dobbs remplissait également la charge de caporal d’armes et assistait le capitaine d’armes. Mais, pour l’instant, il n’était plus qu’un fusilier normal et on l’attendait sur le pont.

Tuson se rendit compte que Sir Humphrey Rivers était lui aussi près de la porte, la tête courbée sous les barrots.

Dobbs commença, un peu gêné :

— Pouvais pas vraiment laisser un gentilhomme de cette sorte rester en prison, monsieur.

Tuson hocha la tête : c’était vrai, si le bâtiment leur filait sous les pieds.

Dobbs poursuivit :

— Et j’ai trouvé qu’il était pas convenable de le laisser tout seul avec ces Grenouilles qu’on a piquées, ceusses qu’ont fait naufrage.

Tuson se tourna vers Rivers.

— Mais si vous restez ici, sir Humphrey, ce ne sera pas très agréable non plus.

Rivers regardait les ombres qui dansaient, il sentait l’odeur funeste qui semblait traîner là.

— Ce sera toujours mieux que de rester seul – il fit un bref signe du menton. Je vous en suis reconnaissant.

Soudain soulagé d’avoir réussi à se débarrasser d’une corvée, le caporal courut vers l’échelle sans demander son reste.

Les bouteilles et les cruches se mirent à tinter : un coup de canon venait de tonner à l’arrière.

— Mais que font-ils ? s’exclama Tuson.

— Une pièce de retraite, fit Rivers en esquissant un sourire.

— Vous n’avez donc pas oublié ? lui demanda Tuson en se tordant les mains.

— Voilà quelque chose que l’on n’oublie jamais, répondit Rivers en accrochant à un clou sa redingote richement passementée.

Plus bas encore, au cœur de la grosse coque, installé dans la cambuse qui lui était réservée, Tom Ozzard, garçon de l’amiral, croisa les bras et commença à se balancer d’avant en arrière, comme pour apaiser quelque souffrance.

À la lueur d’un pauvre et unique fanal, il voyait autour de lui tous les biens de Bolitho que l’on avait entassés là. Ozzard se disait que ce n’était pas convenable de laisser ainsi ces objets en désordre. La table et les fauteuils de belle facture, la superbe cave à vins, le bureau et la couchette, de même que tout ce qui se trouvait hors de la cale et des fonds et avait été déménagé, arraché à sa place, pour être jeté en bas quand on avait rappelé aux postes de combat. À présent, les deux ponts de l’Achate ne formaient plus qu’un grand espace libre de tout obstacle, de l’avant à l’arrière. Les hommes pouvaient ainsi se déplacer sans rencontrer d’obstacle, le chemin était libre pour les mousses chargés du ravitaillement en poudre et en boulets.

Ozzard avait entendu le bruit de la drame que l’on descendait pour la prendre à la remorque. Lorsque la bataille commencerait, on couperait les bosses et le tout serait récupéré par le vainqueur. Des embarcations laissées sur le pont, sur leurs chantiers, n’étaient qu’une source supplémentaire d’éclis mortels lorsque les boulets vous tombaient dessus.

Ozzard se tourna vers la porte cloutée et frissonna. Il faisait un froid de gueux dans ce réduit où il serrait son vin et où il venait parfois se réfugier, par exemple dans ce genre d’occasion.

Allday et lui possédaient le privilège de se déplacer à leur convenance, et il était reconnaissant à Bolitho de lui avoir procuré cet emploi. Dans sa soute, au plus profond de la coque, il avait peur. Mais cela ne le troublait guère, cela faisait longtemps qu’il s’y était habitué.

Lorsqu’il était allé servir du poulet frais à Bolitho, il avait pris le temps de s’arrêter pour jeter un œil à la carte du pilote, à l’arrière. Il serra un peu plus fort les bras sur sa maigre poitrine. Sous ses pieds, il y avait la quille et, sous la quille, rien que l’océan sans fond.

Il ferma les yeux en entendant un coup de canon qui fit violemment trembler le pont. Mais c’était si loin, cela paraissait inoffensif. Plus tard, il s’aventurerait peut-être sur le pont. Il entendit une nouvelle explosion étouffée et résolut d’attendre.

Loin de tout ce qui se passait dans ce petit univers enfermé entre les ponts, Bolitho monta sur le tillac pour observer le soixante-quatorze. Il avait encore envoyé de la toile, mais n’avait pas tiré un seul coup de canon alors que la distance se réduisait toujours. Il jugea qu’il avait légèrement modifié son cap et que les deux bâtiments se trouvaient désormais en route parallèle. La frégate légère avait un comportement totalement différent. Après être venue vent arrière, elle avait viré de bord pour finalement se placer sous le vent du travers de l’Achate.

— Ouvrez le feu, ordonna-t-il.

Il entendit que l’on faisait passer la consigne à la dunette et sentit le vaisseau répondre à la barre puis venir comme à contrecœur aussi près du vent que possible.

La frégate sembla se déplacer jusqu’à se trouver droit sur leur arrière. Puis, son ordre étant arrivé en bas, le vieux Crocker actionna son boutefeu et la pièce de retraite tribord recula avec un claquement bref. Bolitho ne cilla pas, il eut même l’impression de voir le boulet atteindre le sommet de sa trajectoire avant de plonger dans l’eau presque le long de la muraille. Il y eut une grande gerbe, bientôt emportée par le vent.

Il entendit les fusiliers postés près des filets qui parlaient à voix basse. Ils faisaient sans doute des paris sur le coup suivant.

Le vieux Crocker était un fameux canonnier. Il avait manqué de peu la frégate à son premier essai.

À présent, il avait la portée dans l’œil, il la « sentait », comme tout chef de pièce qui se respecte. Qui plus est, le commandant de la Diane se le tiendrait pour dit.

La frégate ouvrit le feu avec l’une de ses pièces de chasse. La modeste gerbe qui s’éleva largement sur l’arrière de l’Achate fit monter un concert de lazzis chez les fusiliers. Leur lieutenant se mit à aboyer :

— Sergent Saxton, vous m’obligeriez en rappelant à l’ordre cette bande de ruffians !

Mais le cœur n’y était pas et il ne put s’empêcher de sourire en proférant cette fausse réprimande qui n’était destinée qu’aux oreilles de Bolitho.

Adam arriva avec une lunette et regarda ce qui se passait sur leur arrière. Une pièce de chasse fit partir un nouveau coup sous le tableau.

Cette fois, il n’y eut pas de gerbe pour signaler le point de chute du boulet. Au lieu de cela, un grand morceau de hunier s’envola au vent et resta à virevolter autour de sa vergue comme une bannière blanche.

Bolitho entendit les vivats étouffés qui saluaient le coup plus bas. Ils l’avaient touchée. Si l’un des boulets de dix-huit livres de Crocker atteignait la coque fragile de la Diane, les conséquences risquaient d’être sérieuses.

— Amiral, s’exclama Adam, regardez ! L’Argonaute établit sa grand-voile.

Le soixante-quatorze semblait se gonfler au fur et à mesure qu’il envoyait toutes ses voiles et commençait à s’incliner à la gîte. Les sabords inférieurs étaient au ras de l’eau. Il changea d’amure pour se diriger droit sur l’Achate.

Bolitho entendit Keen qui criait :

— Abattez de trois rhumbs, monsieur Knocker. Venez au nordet quart nord !

Les hommes s’attelèrent aux bras. Knocker était debout près de l’habitacle comme un épervier qui fait le guet. Crocker tira une nouvelle fois ; l’un des focs de la frégate tomba et connut le même sort que son compagnon déchiqueté.

Quantock criait :

— Monsieur Mountsteven ! À virer sur ce bras au vent ! Non, annulez, bon sang, monsieur !

Les hommes se bousculaient aux drisses et aux bras, seuls les canonniers tribord qui faisaient face à l’ennemi étaient restés à leurs postes.

Bolitho dut s’accrocher aux filets pour résister à la gîte tandis que le vaisseau s’inclinait sous la traction des voiles.

Le commandant du français serait bien obligé maintenant de laisser tomber la distance, bon gré mal gré. À moins qu’il n’ordonnât à la frégate de rester à l’écart. Dans ce cas, l’Achate accepterait le combat singulier. Bolitho se mit à sourire. Bien… enfin, presque.

L’un des fusiliers appuyés sur les hamacs, son mousquet chargé calé contre la joue, surprit ce sourire et dit à Bolitho :

— J’m’en vais leur donner une bonne leçon, à ces Grenouilles, amiral !

Et, se rendant soudain compte qu’il venait de s’adresser à un amiral sans qu’on l’eût invité à le faire, il se tut, tout confus.

Bolitho se tourna vers lui. Il ne savait même pas son nom.

Dans un instant, ils allaient se battre et c’était leur vie à tous qui serait en jeu. C’est en général à l’arrière que l’on déplorait le plus de victimes, car le tillac et la dunette n’offraient aucune protection. Ce fusilier risquait d’être l’une d’entre elles.

— J’y compte bien, lui répondit-il – et, voyant tous ces regards fixés sur lui : Donnez le meilleur de vous-mêmes, les gars, conclut-il.

Il aurait presque voulu ravaler ses mots…

Un grand bruit désagréable : Crocker faisait feu de l’autre pièce. La frégate avait très légèrement modifié son cap, mais la chose n’avait pas échappé au canonnier difforme. La silhouette grandit un instant, Crocker tira sur le boutefeu et le boulet vint s’écraser sur le passavant bâbord, expédiant dans les airs des ais et une volée d’éclis.

Les hommes hurlaient de joie et Bolitho retint son souffle. La frégate tombait lentement sous le vent, des lambeaux de toile déchirée fouettaient au-dessus du pont. Elle commença à s’éloigner.

Il descendit en courant l’échelle de poupe et gagna la lisse.

Les choses n’allaient plus tarder. Jetant un rapide coup d’œil à ce qui se passait par le travers, il vit l’avant du soixante-quatorze qui grossissait. Ses voiles claquaient au vent, il virait de bord et commençait à se rapprocher de l’Achate.

— Parés !

Les cris cessèrent instantanément et les canonniers s’accroupirent près de leurs pièces pour observer leur cible par les sabords.

— A volonté !

Le français avait l’avantage du vent, mais les voiles de l’Achate recevaient une poussée telle que ses canons étaient à la hausse maximale grâce à la gîte.

— Feu !

Un pont après l’autre, pièce par pièce, la bordée soigneusement préparée se déclencha de l’avant jusqu’à l’arrière. Quelques-unes des pièces avant étaient décalées à fond en gisement, et leurs servants pesaient de tout leur poids sur les anspects pour pointer de nouveau sur l’ennemi.

Bolitho observa attentivement les huniers de l’Argonaute battant en tous sens, tandis que le vent ne demandait qu’à s’engouffrer dans les trous causés par les pièces chargées à la double.

Tout le long de la muraille et plus loin derrière, la mer s’anima de grandes gerbes d’embruns lorsque d’autres boulets touchèrent de plein fouet la surface.

Il lui était impossible de déterminer s’ils avaient touché une zone vitale. La distance diminuait toujours et le commandant du français savait aussi bien que Keen ce que risquait de lui coûter un coup au but : les Français avaient déjà un bâtiment hors de combat, le second subissait le tir de Crocker. L’officier devait en outre se sentir humilié de ce qui lui arrivait, sans compter qu’il avait son amiral sur le dos.

Bolitho aperçut une ligne de flammes brillantes qui illuminait le flanc du soixante-quatorze, il se raidit en prévision de la nausée que lui causerait le vacarme de métal, des craquements qu’allaient faire les boulets forant à grand bruit le bois. Mais au lieu de tout cela il perçut le hululement sinistre des boulets à chaîne et vit de grands morceaux d’espars brisés se détacher des vergues supérieures, tandis que dans l’invisible attaque, le petit perroquet se comportait comme un vulgaire mouchoir que le vent emporte.

— Paré !

Keen avait le bras levé.

— Feu !

Les canons reculèrent violemment dans leurs palans, les servants bondirent pour écouvillonner et recharger alors que les gueules fumaient encore.

— Paré !

Il s’essuya le visage d’un revers de main.

— Feu !

La démonstration était époustouflante. Les exercices et l’habitude de la discipline portaient maintenant leurs fruits. Deux bordées, alors que l’Argonaute n’en avait tiré qu’une seule.

Ils frappaient à présent de plein fouet. Le hunier d’artimon se pencha comme l’arche d’un pont qui se brise, les voiles étaient constellées de trous faits par les éclis et les boulets.

Bolitho retint son souffle, l’ennemi leur envoyait une seconde bordée.

Il sentit immédiatement le choc effroyable des boulets qui frappaient la coque, perçant la basse voile de misaine à mille endroits d’un seul coup. Le vent fit le reste et elle ne fut bientôt plus que lambeaux.

La cadence s’était ralentie, les départs étaient plus irréguliers. Les chefs de pièce tiraient sur les boutefeux et se jetaient immédiatement en arrière pour éviter le recul.

On entendit un terrible craquement et, dans un grand fouillis de haubans, d’espars, le grand mât de hune de l’Achate s’effondra. Il piqua sur le passavant bâbord à la façon d’un bélier, faucha les filets comme s’il se fût agi d’une toile d’araignée avant de basculer par-dessus bord.

Rooke et ses hommes intervinrent immédiatement à grands coups de hache pour évacuer tout ce chaos. Deux marins étaient tombés. Étaient-ils morts, ou seulement assommés par le choc, Bolitho n’en savait rien.

Les canons grondèrent de nouveau, dans un vacarme qui lui vrillait le cerveau : des bouts de cordage et des lambeaux de voiles continuaient à tomber dru sur les canonniers dégoulinant de sueur qui chargeaient et tiraient sans relâche.

Keen cria :

— L’Argonaute vient sur nous, amiral !

Il avait l’air fou, sa coiffure avait disparu depuis longtemps, emportée dans la tourmente.

Bolitho s’essuya les yeux pour mieux distinguer leur adversaire. La ruse avait marché. L’Argonaute déboulait plein vent arrière, toute la toile dessus. Ses pièces d’avant tiraient un peu au hasard, quelques coups faisaient but, mais les autres ricochaient sur les vagues loin sur l’arrière car l’incidence était trop forte.

La frégate légère ne faisait aucun effort pour se rapprocher et remerciait sans doute le ciel de rester cantonnée à un rôle de spectateur. Elle était maintenant trop éloignée pour être d’une quelconque utilité. Et il était désormais trop tard pour tenter une manœuvre de dernière minute.

Bolitho s’entendit crier au-dessus du vacarme :

— Les hommes, Val, pas les bateaux. Ce sont eux qui comptent !

De la fumée s’élevait au-dessus du passavant, un fusilier tomba des hauts et ses hurlements se perdirent dans le tonnerre du bombardement. L’un des dix-huit-livres avant était renversé sur le côté, il avait écrasé deux de ses servants qui baignaient dans leur sang. Un troisième se tordait de douleur et poussait de grands cris, cloué sur le pont par la volée brûlante.

Des hommes qui servaient du bord non engagé coururent prendre la place des morts et des blessés. D’autres accoururent à l’appel de Quantock pour effectuer quelques réparations urgentes et carguer la grand-voile. Elle était trop exposée et l’on ne pouvait prendre le risque de voir des étincelles ou un morceau de bourre incandescente la mettre en feu.

Bolitho estima la distance à une encablure. Le français tirait de manière intermittente, mais, à cette portée, il frappait l’Achate à coups redoublés.

Keen avait eu raison d’établir sa voilure principale. Si l’Achate se retrouvait incapable de gouverner faute de toile, il allait tomber sous le vent, exposer sa poupe sans défense aux gros canons du français et connaître finalement le même sort que la frégate. Si l’ennemi parvenait à tirer sur toute la longueur de l’Achate, les deux ponts subiraient d’horribles ravages.

Les yeux de Bolitho le piquaient. Il se tourna vers le mât de misaine et put constater que sa marque flottait toujours au-dessus de la fumée et du carnage. Et l’amiral français la voyait lui aussi. Cela lui donnerait une raison supplémentaire de se ruer à l’attaque, sans se préoccuper des conséquences.

— Feu !

Keen attendit que les pièces eussent fini de gronder, puis appela :

— Monsieur Trevenen ! Prenez le commandement de cette division !

Mountsteven gisait près de l’une de ses pièces. Il avait perdu un bras, la moitié de sa figure était écorchée à vif comme de la toile brûlée.

La batterie inférieure tirait sans relâche, Bolitho imaginait le spectacle comme s’il y était. Il y avait eu son poste de combat lorsqu’il était aspirant, autant dire il y avait mille ans. Les pavois peints en rouge pour qu’on ne vît pas le sang, les silhouettes grotesques et bondissantes des servants qui caracolaient et se démenaient autour de leurs pièces, et pendant tout ce temps, de la fumée envahissant cet espace confiné – on était en plein enfer de Dante.

Un boulet passa en trombe par un sabord et Bolitho suivit sa course : des hommes projetés de côté, un de leurs camarades à moitié coupé en deux au passage. Le boulet finit par s’écraser de l’autre bord. Des hommes tombèrent, roulèrent sur le pont, martyrisés, et Bolitho aperçut Tyrrell se frayant un passage entre les débris et les flaques de sang, silhouette furieuse, sauvage, à laquelle le pilon de bois ne faisait qu’ajouter une touche plus effrayante encore.

Un autre boulet vint percer de plein fouet les filets de dunette et envoya valdinguer les hamacs sur le pont comme des poupées désarticulées. Deux hommes de barre tombèrent, l’un des quartiers-maîtres pilotes s’effondra en hurlant. Il avait un éclis de bois planté dans le ventre comme une flèche barbelée.

Bolitho regarda tout autour de lui comme un forcené, mais vit Adam se remettre sur ses pieds sans l’aide de personne. Il essaya de lui dire quelque chose dans la fumée, mais sa voix se perdit dans le vacarme assourdissant et il lui fit un simple sourire avant d’aller aider les gens à l’arrière.

— Crédieu, amiral, ça sent un peu trop le roussi à mon goût !

Bolitho se tourna vers Allday. Il souffrait visiblement, mais tenait son coutelas des deux mains comme s’il s’agissait d’une épée du Moyen Age.

Il sentit sa coiffure voler et comprit que les tireurs d’élite commençaient à se sentir assez près pour tenter leur chance.

— Ne restez pas planté là, Allday, ou descendez.

Il tenta de sourire, mais son visage était figé et desséché comme du vieux cuir.

Un aspirant se précipita pour récupérer sa coiffure. Elle avait un gros trou tout près du bord.

Bolitho se força à sourire :

— Eh bien, merci, monsieur… ?

Le jeune garçon ne le voyait plus. La vie s’éteignait dans ses yeux comme une chandelle qui s’éteint. Puis il tomba en crachant un flot de sang.

Bolitho remit sa coiffure en place et se retourna pour faire face à l’ennemi. Il ne s’était même pas souvenu du nom de ce jeune homme.

Une grande ombre balaya le pont, suivie aussitôt d’un concert de cris et de clameurs. Le petit mât de hune au complet, avec le petit perroquet et ses vergues, avait été tranché aussi nettement qu’une carotte. Il bascula par-dessus bord, entraînant dans son sillage le gréement, des hommes, des débris humains.

Il entendit Allday crier, tout essoufflé :

— La marque, amiral ! Ils ont fait tomber votre marque !

Malgré le désastre qui arrivait, en dépit de la mort qui rôdait, le ton de sa voix manifestait tout ce qu’il ressentait d’indignation, de stupéfaction.

Bolitho sortit son vieux sabre et laissa tomber le fourreau sur le pont sans trop savoir ce qu’il faisait.

L’ennemi était quasiment le long du bord ; les armes crachaient toujours leur feu, partout dans l’air volaient des débris divers sifflant en toutes directions.

Ainsi, c’était la fin. Le destin est écrit et les hommes n’y échappent que rarement.

Il aperçut sous la dunette quelques marins qui se jetaient à plat ventre, des espars tombaient toujours et rebondissaient sur les filets ou plongeaient dans l’eau.

Ils avaient donné tout ce dont ils étaient capables, bien au-delà de ce que l’on aurait pu attendre d’eux.

Il fit un grand geste de son bicorne au canon le plus proche et cria :

— Allez, les gars ! Une dernière bordée !

Une balle de mousquet arracha l’une de ses épaulettes dorées. Un fusilier s’en empara et la cacha dans sa tunique.

Sonnés, couverts de sang, salis par la fumée de poudre, les marins retournèrent à leurs pièces. Les écouvillons s’activaient comme s’ils avaient été le prolongement des bras qui les tenaient, les hommes étaient aveugles à tout, sauf au pavillon tricolore qui jetait son éclat au-dessus de la fumée.

Bolitho cria :

— Encore une bordée et il va être sur nous, Val !

Il s’aperçut alors que Keen se tenait le côté, il y avait du sang sur ses mains et sur son pantalon blanc. Keen vit son inquiétude et hocha la tête. Il laissa échapper entre ses dents :

— Non, pas maintenant, il ne faut pas que les hommes me voient tomber !

Quantock vit à son tour ce qui se passait et agita sa coiffure :

— Feu !

Les pièces tonnèrent à bout portant, les boulets croisaient ceux de l’ennemi. Des éclis volaient du pont, des hommes essayaient de trouver de l’air, d’autres criaient des ordres à des camarades qui étaient déjà tombés.

Quantock ressentit une espèce de sentiment de triomphe. Au moment précis où ils allaient se battre au corps à corps, lorsque seule comptait une discipline de fer et non la conviction, c’était lui et non pas Keen qui avait pris le commandement.

Tout cependant n’alla pas comme il le pensait : il glissait, bientôt il gisait sur le pont. Mais quoi, tout s’arrangeait : quelqu’un allait venir à son secours. Le temps qu’il comprît que ce sang était le sien, ses yeux, à l’instar de ceux de cet aspirant qui avait ramassé la coiffure de Bolitho, avaient perdu la vie.

 

Honneur aux braves
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